10,000 Days
Date de sortie : 02/05/2006
Produit par : Tool
De grands ensembles. Des édifices aux façades rugueuses qui se succèdent, liés parfois entre eux, tels des couples se passant le relais pour ne pas briser le cycle ("Lost Keys" et "Rosetta stoned") ou pour mieux marquer la frontière que l’esprit vagabond doit franchir s’il tient à s’immerger dans les espaces ouverts tapis sous le lacis des partitions. On pénètre d’emblée en terrain connu ("Vicarious"), comme si on posait le pied - sans réfléchir ni compter les années - sur le territoire de la continuité. Sorti du souvenir de Lateralus, on commence à compter les jours : il y en aura dix mille, ramassés sur plus d’une heure de métaphysique sonore désormais inimitable. De motifs en gimmicks, on repère les marques, les balises, les aspérités auxquelles s’accrocher pour progresser.
Mirage pour dupes, cette terre qu'on croit acquise se fissure sur des abîmes encore inconnues qu'il revient à l'auditeur de défricher au fil des écoutes. La basse et la batterie se dressent avec assurance et bâtissent des murs à l’architecture complexe, au-delà desquels la voix lancinante et la guitare, tour à tour enveloppante et acérée, se déploient pour envahir un désert peuplé de métaphores musicales.
L'univers de Tool, d’une intelligence sans équivalent dans le monde du rock en général, et dans celui du métal en particulier, se veut exigeant. Leur musique ne s'offre pas, ou alors seulement en apparence. Il faut la dompter, l'apprivoiser, l'assiéger avec la pugnacité d'un conquérant, la prendre, au sens sexuel du terme, la fouiller jusque dans ses entrailles. Elle rampe, opère des sursauts, ondule, se dérobe et suggère plus qu'elle ne dévoile, à la manière d'une Salomé érodant la volonté d'un roi, déchire les toiles qu’elle tisse parcimonieusement pour se perdre sur des routes sinueuses sur le bord desquelles on trouve des trésors presque invisibles ou imperceptibles. A peine effleurés, voilà qu’ils vous échappent, s’évaporent ou rejoignent l’ombre d’un pont surgissant ex nihilo. Lorsque l’on croit avoir atteint sa vitesse de croisière, le chemin s’interrompt brusquement pour laisser place à un nouveau paysage. Au choix, on se laisse perdre, emporter, ou on tente de semer au fil des plages des petits cailloux pour ne pas oublier d’où le voyage a débuté.
"The Pot", à ce titre, illustre à merveille ce processus de métamorphose infinie de la spirale musicale hypnotique : ça commence en duo, la basse de Justin Chancellor, à la métrique reniant provisoirement le mode binaire, présente sa démarche dégingandée, parallèlement au chant aérien, presque enjoué de Maynard James Keenan. Les autres instruments s’immiscent discrètement, jusqu’à imposer leur martelante présence. Le morceau file alors le long du sillon, sans jamais perdre de vue son point de départ, tout en explorant des champs qu’aucun présage ne vient annoncer.
10,000 Days s’écoute avec un prisme, tel celui greffé à la jaquette, sorte de binocle offrant un point de vue différent sur les illustrations du livret. Réception brute indispensable, avant de s’équiper des outils fournis ou personnels pour plonger dans les strates infinies de l’ensemble. Le recul nécessaire pour apprécier la cohérence de la totalité de l'album s'allie à une plongée obligatoire pour qui espère saisir les arcanes des titres.
Lorsqu'on en est qu’aux premiers cercles, la lumière au loin guide ses pas et on sait que ce qui sonne comme une fin révèle en réalité le début d’un nouveau cycle. Un parcours en spirale qui mène droit à la fosse. Celle des salles où l'univers du groupe se déploie, en musique et en images.
Moland Fengkov
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